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Rencontre d'Asie

   
Avril 2007  ⎪  Depuis que je l’ai aperçue, je rêve de photographier une scène qui m’a émerveillé il y a vingt ans en Birmanie : dans l’enceinte de la pagode d’or de Shwedagon, un moine méditait et une colombe était venue se poser sur ses genoux. Le moine était si paisible qu’elle avait fini par s’assoupir. Je n’avais pas voulu m’approcher pour ne pas rompre cette harmonie sereine mais j’ai gardé cette magnifique image en tête.
Cette année, depuis sept mois que je suis en Asie, j’ai guetté cette image dans toutes les pagodes que j’ai visitées mais je n’ai jamais retrouvé cette scène. Nous décidons alors, avec Noonie, de la recréer en studio à Bangkok. Noonie, mon assistante thaïlandaise, travaille avec moi depuis trois mois. Ensemble, nous organisons la prise de vue, ce qui n’est pas simple : il nous faut une colombe qui accepte de poser, et un moine qui accepte de venir. Il est délicat de demander cela à un moine en Thaïlande, tant le peuple les respecte. Mais Noonie, qui a toujours une solution, demande à sa tante de contacter un moine à qui elle avait fait une donation pour qu’il puisse imprimer des textes sacrés. Le Maître est au Cambodge, en retraite de méditation : nous attendons donc une semaine. Entre temps, Noonie achète Piu Piu, notre colombe modèle, que nous accueillons dans une grande et belle cage. De retour de sa retraite, le Maître me questionne longuement par téléphone sur la raison de ma photo, le message qu’elle transmettra.
« Maître, Mahar Pin Buddawiriyo, j’aimerais faire l’image d’un homme sur le chemin de l’Éveil et d’un oiseau messager de paix. Cette image contribuera à illustrer les “Sagesses de l’Humanité”, pour témoigner que le monde se construit grâce à la volonté des hommes. »
Le Maître accepte de venir et nous réservons un studio. Noonie part chercher le Maître, à deux heures de voiture de Bangkok. Pendant ce temps, nous installons les lumières, préparons la scène. Dans sa cage, Piu Piu est affolée. Je préviens l’équipe d’assistance du studio : « Nous allons accueillir un moine qui sort de sa retraite. Dès son arrivée, nous ne communiquerons plus que par gestes. Il n'y aura plus un bruit. » Mais ce conseil est inutile en Thaïlande : le respect pour les moines est une évidence pour tous. Dans l’attente de la venue du Maître, je m’isole pour me mettre dans un état d’émotion positive, de manière à pouvoir l’honorer par des pensées harmonieuses.
Souriant, le Maître arrive, vêtu de sa grande toge jaune. Il émane de lui une profonde sérénité. Noonie lui tend un siège et lui parle à genoux, à voix basse, les mains jointes. De la même manière, je lui offre une guirlande de jasmin et de roses. Le Maître parle d’une voix douce et ses yeux voyagent très loin : il est encore dans le monde de sa retraite. Nous lui parlons à peine car il n’est pas bavard, simplement satisfait. Je tente de lui expliquer la photo que je souhaite réaliser mais il m’arrête d’un geste rassurant et se lève tranquillement pour s’asseoir en tailleur sur la scène. Nous apportons Piu Piu qui bat des ailes dans sa cage et tentons de rassurer l’oiseau. Un grand silence pénètre le studio : le Maître a clos ses yeux, joint ses mains sur ses genoux, les paumes tournées en position d’aumône. Chaque assistant est figé derrière les projecteurs. Nous marchons à pas de velours. Seule Piu Piu fait du bruit en tentant de s’échapper. Nous posons la colombe sur les genoux du Maître, mais elle s'envole. S’immergeant dans une profonde méditation, les yeux clos, le Maître ne bronche pas. Nous récupérons l’oiseau réfugié sur une poutre métallique, le posons à nouveau sur les genoux du Maître. Piu Piu s'envole encore. Une onde de tressaillement traverse le studio. Anxieusement, chaque assistant parle du regard à la colombe. Nous ramenons Piu Piu que Noonie cajole dans le creux de ses mains. Le Maître semble être parti de lui-même, dans un monde hors de notre portée. Il est comme une statue que l’on perçoit vivante, qui dégage une vibration imperceptible mais qui nous apaise tous. Noonie dépose la colombe sur les genoux du Maître, comme un trésor délicat. Piu Piu s’installe en roucoulant ; elle ne s’envolera plus. Une atmosphère de tranquillité sereine se distille en nous, nous transportant ailleurs. Le studio devient un sanctuaire de paix. Une heure peut-être s’écoule sans que rien ne se passe, sans que rien ne bouge. Nous aurions pu en passer ainsi deux ou trois : nous sommes dans un autre silence, un autre temps. Piu Piu s’est endormie, les ailes repliées sur les genoux du Maître.
Je prends mes photos, celles dont je rêve depuis vingt ans. Dans mon viseur, je me plais à imaginer que si le moine levait le bras, la colombe pourrait monter jusqu’à sa main, ce qui serait magnifique. Mais dans sa méditation, les yeux fermés, le Maître est parti très loin de nous et je ne peux plus le rejoindre. Pourtant, quelques minutes plus tard, il déplie son bras, si doucement que je crois rêver. Piu Piu s’éveille et grimpe sur son bras. Lentement, très lentement, comme s’il n’avait aucun poids, le Maître relève son bras et Piu Piu s’installe sur sa main. Plongé dans sa méditation, le Maître reste ainsi longtemps, sans bouger, la main à l’horizontale. Une pensée m’effleure : cette image aurait peut-être plus de sens avec la colombe debout sur l’un des genoux du Maître ? Peu de temps après, le Maître abaisse son bras aussi légèrement que la plume d’un poussin tomberait du nid, avec l’oiseau sur sa main. Il reprend sa posture initiale et Piu Piu va se jucher debout sur son genou. Puis, après un temps impossible à mesurer, il ouvre très lentement les yeux et me sourit. Je joins longuement les mains. J’ai envie de pleurer.
Plus tard, Mahar Pin Buddawiriyo me racontera ce qu’il a transmis en pensée à la colombe quand elle s’est installée sur ses genoux : « Que tu sois l’animal et moi l’humain, nous sommes ensemble pour achever quelque chose d’important : on nous a choisis tous les deux comme messagers de paix pour notre monde. C’est l’occasion de délivrer nos vertus, pour toi et moi. Nous allons nous entraider. » Il a béni l’oiseau qui, apprivoisé, s’est mis à suivre ses instructions.

Piu Piu est devenue la mascotte de la famille de Noonie, qui lui a ouvert sa cage. La colombe s’est envolée vers sa liberté mais elle revient régulièrement, comme une bénédiction.

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Rencontre d'Afrique


Janvier 2005  ⎪  Certaines populations d’Afrique sont meurtries par l’approche sauvage de voyageurs qui braquent leurs appareils photos vers elles comme des fusils d’assaut. J’en ai fait l’expérience au nord du Burkina Faso. L’Afrique est incomprise : malgré toutes les richesses humaines qu’elle a à partager, c’est le continent le plus délaissé de notre planète. Le Burkina Faso est un pays pauvre d’Afrique. Au nord du Burkina, asséché par les tempêtes de sables, le Sahel est encore plus pauvre. Quant au campement d’une centaine de bergers peuhls que nous allons rejoindre, à quelques kilomètres de Gorom-Gorom, il fait partie des plus pauvres parmi les pauvres. Ibrahim, mon guide, m’y emmène avec Tashi, mon assistant. Dans le désert parsemé de grands arbres décharnés, le campement dispersé est fait de bouts de toiles rafistolées. Notre arrivée crée l’événement. Des femmes, toutes plus belles les unes que les autres, encerclent la voiture avec une nuée d’enfants sortis des tentes. À travers les fenêtres, elles agitent les bras : « Pas de photos, pas de photos ! » Visiblement, elles ont vécu de mauvaises expériences. Mes boîtiers sont dans le coffre ; jamais je ne débarque dans un lieu nouveau avec un appareil en bandoulière : je ne traque pas le fauve.
Au campement, pas un homme. Tous sont partis durant la saison sèche pour chercher du travail dans les villes des pays limitrophes, afin de compléter les maigres gains tirés de la vente de leurs bêtes faméliques. Des enfants, pieds nus dans le sable brûlant, nous prennent la main et nous emmènent de tente en tente saluer les mères, les grands-mères burinées. À l’ombre d’un abri de toile raccommodée, je découvre un enfant malade, squelettique, couché sur le sable. Je ne peux laisser cet enfant ainsi, il a besoin de soins. Je décide de l’emmener à l’hôpital. Mais en faisant le tour du campement, je me rends compte qu’il y a beaucoup d’enfants très faibles et de personnes âgées malades. Je décide donc d’engager un médecin de Gorom-Gorom pour qu’il vienne consulter sur place.
Le lendemain matin, le médecin installe son cabinet de consultation dans l’une des tentes du campement où les malades font la queue sous un soleil incendiaire. Pendant ce temps, des femmes nous offrent le thé, fait d’une eau trouble tirée d’une gouille loin de là. Leur principal souci est de survivre : elles ont faim. Elles économisent le grain car elles ne savent pas quand les hommes reviendront et avec combien d’argent. Au marché de Gorom-Gorom, le lait qu’elle tirent du bétail malingre se vend mal. Après sa matinée de consultation, nous ramenons le médecin en ville pour acheter les médicaments et emmenons avec nous deux femmes, avec qui nous remplissons le pick-up de mil, de légumes et de fruits. À notre retour au campement, les femmes encerclent la voiture d’une grande ronde, applaudissent en dansant et en chantant. Fébrilement, elles s’activent à allumer des feux de brindilles, à frotter et astiquer les pots, à préparer la fête. Durant toute la cuisson, les enfants dévorent des yeux les pots qui bouillonnent sur les flammes. De toutes ces scènes bouleversantes, on aurait pu faire un livre. Mais face à ces enfants silencieux, j’ai honte de mon appareil, de ma richesse. Je suis accablé par l’injustice du monde. Assis en cercle dans le sable autour des pots, les enfants ont mangé leur repas en premier, dans un silence religieux. Les femmes attendaient qu’ils soient rassasiés pour finir les plats que les enfants ont ensuite léchés jusqu’à les faire reluire. « Toi, me dit tout à coup l’une d’elles, pourquoi ne fais-tu pas de photos ? »

Je reviens le lendemain avec autant de nourriture. Les femmes m’attendent, vêtues de leurs habits de fête, parées de longs bijoux qui ornent leurs cheveux noirs. Elles insistent pour se faire photographier et nous passons la journée à nous amuser à nous séduire, à travers l’objectif, comme un jour de fête. L’après-midi, Ibrahim et Tashi repartent en ville pour revenir avec la voiture chargée à nouveau de mil et de légumes. Lorsque nous quittons le campement le soir, les femmes nous font promettre de revenir le lendemain matin, avant notre départ, pour qu’elles puissent nous faire leurs adieux. Nous allons donc vers elles à l’aube, avant que le soleil ne cuise le désert. À l’entrée du campement, de part et d’autre de la piste de sable, les femmes ont disposé vingt-trois cruches de lait derrière lesquelles elles nous attendent debout, ornées de leurs bijoux. Toute la nuit, elles ont trait leur bétail pour nous offrir tout ce qu’elles avaient. Nous buvons cérémonieusement un pot de lait pour honorer leur cadeau, glissant à chaque gorgée des regards de connivence, des sourires de joie émue. Nous leur disons au revoir, puis au revoir encore à travers nos fenêtres, tandis qu’elles dansent en un grand cercle d’allégresse autour de la voiture. Par la fenêtre arrière, nous les voyons encore, s’estompant dans un nuage de poussière, agitant les bras vers nous, dansant le long de la piste.

Chaque année, Ibrahim me téléphone de Gorom-Gorom pour me donner de leurs nouvelles et leur transmettre des miennes. Grâce à la vente des photos, HOPE, l’association que nous avons fondée Danielle Pons-Föllmi et moi, a financé la rénovation d’un puit profond ensablé depuis des années au campement.

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Rencontre d'Amérique Latine


Décembre 2005  ⎪  A 4 100 mètres d’altitude, Potosi est la ville la plus haute du monde. Ce fut aussi, un temps, la plus grande , lorsque l’or des mines de Potosi faisait la fortune du royaume d’Espagne, du XVe au XVIIIe siècle. Cet or était extrait par les esclaves indiens et africains qui avaient survécu, enchaînés au fond des cales, durant la traversée de l’océan. En l’espace de trois siècles, sept millions d’entre eux moururent en creusant la montagne. Potosi est chargée d’un passé terrible. Désormais, la montagne truffée de tunnels est exsangue de ses réserves d’or, mais des mineurs indiens tentent encore d’y extraire ses derniers filons d’étain dans des tunnels dangereux où l’on doit parfois marcher à quatre pattes, comme à l’époque des esclaves. Je m’y rends, bouleversé d’avance.

Nous passons trois jours sous la montagne à photographier les hommes qui gagnent leur survie en ruinant leur espérance de vie. Le soir, en sortant de la mine, leur visage usé et gris de poussière raconte la difficulté de leur labeur. Mais leur regard est fier : ils ont ramené des entrailles de la terre de quoi nourrir leur famille un soir de plus. Au troisième jour, au fond d’un tunnel étroit, à la lueur des frontales, dans la poussière de dynamite, nous rencontrons Tomas, un enfant de douze ans au visage déjà trop grave, qui achemine le minerai sur son dos, jusqu’à une brouette bancale bien trop grande pour lui. À la lueur de nos lampes, il nous raconte d’une petite voix que son père est mort à la mine. Depuis que sa mère est décédée l’an passé, il a quitté l’école pour travailler dans les tunnels obscurs. Il fait très humide et le petit tremble dans le courant d’air glacial, pieds nus dans ses bottes trop grandes pour lui, noyées dans la boue. Je ne peux quitter la mine en y laissant cet enfant. Nous le prenons par la main et sortons ensemble.

Avec Helena, une jeune Indienne militant pour la cause des enfants mineurs, nous rencontrons le frère aîné de Tomas qui travaille aussi à la mine. Il le nourrit et l’héberge, avec son épouse et leur nouveau-né, dans une pièce misérable. Tomas doit travailler pour aider à financer sa pitance et contribuer à payer les dépenses de la famille. Nous proposons au grand frère d’inscrire Tomas à l’école et de financer son apport familial. Il accepte, sans joie ni regret, comme une fatalité qui lui échappe. Nous inscrivons Tomas dans une bonne école en pensionnat, à deux heures de Potosi, pour l’éloigner de son passé trop lourd, de cette mine qui l’empêche d’imaginer l’azur dans sa vie. Durant deux mois, Tomas s’adapte bien à sa nouvelle vie. Il devient le meilleur de sa classe en arithmétique. Deux mois plus tard, de passage en Bolivie, je viens le retrouver avec Nora pour l’encourager. Nous apprenons que Tomas vient de s’enfuir de l’école et le retrouvons par chance, errant dans Potosi. Se sent-il trop seul ? A-t-il subi des injustices ? Nous le prenons avec nous durant quatre jours pour tenter de comprendre et de lui redonner confiance.
Nous allons à son école, à deux heures de route, pour discuter avec le directeur et les professeurs, avec qui nous décidons de donner à Tomas un support psychologique. Nous explorons toutes les voies pour aider Tomas. Julio promet de passer le voir à chacun de ses passages à Potosi. Nora propose de le prendre chez elle au Pérou dans deux mois, à la fin de notre voyage, pour l’aider au quotidien et lui offrir sa présence aimante. Tomas a les yeux luisants de joie.
« Tu vois, Tomas, tu as retrouvé une famille : en Europe, au Pérou et à La Paz ! » Je lui fais promettre de s’accrocher à ses études jusqu’à ce qu’il rejoigne Nora dans deux mois. Il m’embrasse, pleure dans mes bras, me jure qu’il va saisir sa chance. Mais un mois plus tard, Tomas s’échappe à nouveau du pensionnat. Trop dur, trop seul, trop orphelin pour assumer la vie... Je ne sais. Lorsque nous apprenons la nouvelle, nous sommes déjà en Amérique du Nord.
Nora prendra spécialement l’avion pour tenter de retrouver Tomas, en vain.

Tomacito, mon petit Tomas, nous aurions tant voulu t’aider à quitter le futur obscur de ta mine, à te guider vers ton premier horizon. Mais tu incarnes la difficulté de ton peuple indien, de ces générations d’hommes méprisés qui se sont résignés à leur destinée d’êtres exploités, de condamnés qui ne croient plus au futur…

Potosi me pèse encore comme un boulet d’esclave.

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© © Olivier Föllmi